vendredi 7 octobre 2011

La Révolution tunisienne, entre accélération de l'Histoire et tentation de la précipitation

Si la révolution est un moment de libération des énergies à l'encontre d'une histoire souvent longue d'inertie et d'oppression, l'entrée dans la démocratie (nécessairement lente car progressive) suscite une impatience légitime des révolutionnaires, surtout s'ils sont majoritairement jeunes, comme en Tunisie.
La difficulté est paradoxalement moindre à renverser un régime honni (une fois que les conditions historiques sont réunies, à la manière d'un levier) qu'à réussir la démocratie qui doit suivre et devra se développer durablement.

Cela suppose une période de transition plus ou moins longue où s'affrontent la multitude des espoirs mobilisés (et des partis nouvellement créés), les tentations (ou tentatives) vengeresses des gardiens de l'ancien régime à renverser le cours des choses et l'apprentissage d'une nouvelle confiance en un système représentatif, par un suffrage autrefois grossièrement instrumentalisé par le pouvoir.

En Tunisie, tous ces ingrédients réunis entraînent un certain scepticisme de la part des jeunes qui sont partagés entre le vote pour des partis à qui ils veulent pouvoir faire confiance, et le refus pur et simple de voter (parfois de façon virulente, comme Takriz, qui appelle ouvertement au boycott des élections) de peur que leur voix serve une fois de plus de caution à des « représentants » qui auront alors le loisir de rédiger une nouvelle constitution taillée sur mesure, pour s'assurer de nouveaux privilèges.

Ce qui passe le plus mal n'est pas le discours que tiennent les candidats, aujourd'hui, mais le fait que celui-ci les mènera, demain, derrière des murs opaques d'où le son de leurs tractations sera inaudible depuis la rue.
Et la rue, justement, les jeunes n'entendent pas la lâcher, ce d'autant moins que les blindés des militaires et les camionnettes de la police occupent toujours le pavé (devant les principaux ministères, notamment), sans trop que l'on sache quand ni s'ils partiront un jour et à quelles conditions. Un pouvoir qui exhibe ses barbelés apparaît moins « en danger » que « dangereux » et sa position défensive laisse supposer qu'il pourrait être agressif.

Comment alors admettre qu'un nombre d'élus futurs, même représentant les diverses tendances de la société, entende négocier l'avenir des Tunisiennes et des Tunisiens, à huis-clos, dans ce qui apparaît comme une forteresse coupée de la rue et même, coupant littéralement la rue (voir photos du post précédent) ?

La rue tunisienne reste donc un enjeu de taille, car c'est d'elle qu'est partie la révolution et de la révolution que la rue s'est colorée, sur ses murs et sur son sol, de graffitis, de pochoirs et de slogans hostiles et moqueurs à l'endroit du régime de Ben Ali (et même de Kadhafi, ensuite). Même les arbres, enracinés dans le sol de Tunis, ont servi de supports politiques à une nouvelle expression graphique et engagée, jamais vue auparavant dans cet espace à nouveau « public », au sens fort du terme.

Mais justement, cette rue, lieu des revendications ; ces murs, supports de la contestation prenant la parole (comme on disait en mai 68 – le Che est d'ailleurs toujours sur les murs de Tunis), ces murs blancs prompts à la mise en couleurs et à l'écriture des slogans (le collectif أهل الكهف (ahl alkahf) a été très actif à ce niveau), ont été repeints depuis pour beaucoup, qui pour faire place à des grilles numérotées peintes en noir, supports des affiches électorales, qui pour faire place... à des publicités commerciales géantes !

Ainsi, la jeunesse se sent déjà spoliée, et le signal du pouvoir (on ne peut raisonnablement sans doute pas encore parler d'« État », même si la nation tunisienne est indéniable jusque dans le drapeau, partout présent) est à tout le moins maladroit, qui a remplacé assez sèchement l'expression spontanée des jeunes par la légitime présence de la communication électorale démocratique.

Ce climat de transition est partout palpable, que l'on soit Madame et Monsieur Tout-le-monde qui attend la suite en retenant un peu son souffle, ou que l'on soit jeune, immergé(e) dans les nouvelles pratiques participatives et le relais bénévole fait aux partis déclarés.

Ce qui fait consensus (hormis sans doute auprès des tenants de l'ancien régime) c'est ce sentiment très vif que la Tunisie, par sa révolution, a expulsé rien moins qu'un corps étranger de son sein national, un simple parasite qui a contraint le pays et son peuple à la pauvreté prolongée, par le mensonge et le vol organisé. La signification du drapeau est à ce titre profonde, car elle marque la cohésion du peuple contre une sorte d'intrus, dont l'illégitimité se voit ainsi doublée, non seulement comme dirigeant et représentant du peuple, mais surtout comme « Tunisien » !

Les révolutionnaires sortant dans la rue ont contraint le dictateur Ben Ali (« le voleur ») à sortir de ses palais et enfin du pays lui-même et on peut comprendre que tout qui prétend désormais occuper les sièges des l'État soit soupçonné de vouloir potentiellement s'y cloîtrer, bien au-delà des promesses de changement qu'il suffit en somme de proférer.

Le problème qui se pose à la jeunesse tunisienne, au-delà d'une occupation récurrente de la rue (qui cernera certes toujours les bâtiments de l'État), est sans doute bien plus de fonder ses propres structures et organisations (le droit d'association doit être donc un des points centraux de la nouvelle constitution), afin de franchir résolument les murs et les barbelés (soit de rendre les premiers transparents et de faire disparaître les seconds), et de se constituer en une véritable société civile qui puisse engager ce contrôle crucial des représentants élus, depuis les cénacles mêmes où il négocie l'avenir du peuple tout entier. 
Car, il est toujours risqué de laisser à toute structure politique le crédit de l'opacité, a fortiori quand sa visibilité principale est toujours armée, que ses couleurs soient kaki ou bleu marine !

jeudi 6 octobre 2011

La "nouvelle" place du 14 janvier, au bout de l'avenue Bourguiba

Ministère de l'Intérieur à Tunis

Barbelés (razor edge) coupant l'avenue Bourguiba à hauteur du Ministère de l'Intérieur


Révolution !

Sticker du PDM



Zone d'affichage sur le ministère des Finances

Ben Ali est parti mais pas les blindés (Premier Ministère)

mercredi 5 octobre 2011

Les reflets nuancés de la démocratie

La Tunisie en émulation c'est un espoir de voir les idées démocratiques s'ancrer plus avant autour de la Méditerranée, qui plus est au sein d'une population majoritairement jeune et ouverte sur le monde, et qui aspire à ce qu'on la reconnaisse comme telle.

Un certain nombre de ces jeunes s'engagent comme bénévoles au sein des partis nouvellement constitués, eux-mêmes parfois regroupés dans des entités plus larges, comme le PDM (Pôle Démocratique Moderniste - www.pole.tn) qui se définit comme un rassemblement brassant des tendances allant de la gauche progressiste à l'extrême gauche anti-impérialiste : « Al Qotb regroupe des partis politiques progressistes, des initiatives citoyennes et des personnalités indépendantes qui ont décidé de se regrouper dans des listes électorales communes (...) ».

La note d'intention du parti est sans grande ambiguïté quant à sa volonté de « réaliser les objectifs de la Révolution » dans le sens des idées qui prévalent dans tous les mouvements de gauche, actuellement, en Occident : instauration d'un régime démocratique, égalité des citoyennes et citoyens, justice sociale avec prise en charge des plus démunis, tolérance, enseignement gratuit, etc. On trouve même une déclaration résolue en faveur de l'environnement et de sa protection, à l'encontre de certaines entreprises trop polluantes, en vue de préserver les droits des générations futures.

Le Pôle, comme tant d'autres partis actuels, tient néanmoins un discours de gauche « modéré », en se présentant plus volontiers comme centriste, dans l'idée sans doute de ne pas effaroucher un électorat encore fraîchement investi de la responsabilité d'élire des représentants.
Les affiches du PDM, quant à elles, tendent à valoriser une équipe et un groupe, tous au même niveau, hommes et femmes confondus, ce qui le distingue des autres partis, indépendants ou non, qui figurent plus volontiers une somme d'individus (chacun dans une case), voire une figure charismatique emplissant les trois quarts de l'espace.

On aurait tort cependant, de ne pas remarquer ces subtiles nuances qui font du PDM (et des autres partis, à divers degrés d'affirmation) un parti proprement « tunisien » et arabe, avant que d'être de gauche ou de droite.

Ainsi, si la mention de « la séparation entre la religion et la politique » est écrite en toutes lettres, le mot qui sous-tend ce type de vision étatique n'est pas explicitement mentionné comme une forme de « laïcité », d'autant moins que le Pôle affirme que si l'État tunisien est libre et souverain, « sa religion est l'Islam ». Ce que contestent certaines personnalités comme Nadia El Fani (auteur du documentaire controversé « Laïcité, Inch'Allah »), qui se définit notamment comme Tunisienne et... athée.

De même, un passage de la Déclaration de principe marque une différence notable de point de vue avec les considérations européennes à l'égard d'Israël (même si la déclaration ne le nomme pas explicitement), puisque ce pays a tout de même bombardé le Sud de Tunis (Hammam Chott), en 1985, afin de détruire le quartier général de l'OLP de Yasser Arafat (objectif manqué par ailleurs). Détails (Wikipedia)
Dès lors, on ne peut manquer de relever cette phrase pour le moins ambivalente pour bon nombre de regards occidentaux et prônant : « Le rejet de toutes formes d’intolérance, de fanatisme, de discrimination, de violence et de tout ce qui est de nature à inciter à la haine entre les individus, les groupes, les races et les peuples. », assortie de « La lutte contre les mouvements racistes et sionistes. »

La question qui se pose, au-delà des jugements de valeur et des présupposés, tient donc toujours au caractère protéiforme de la démocratie, tant quant aux composantes antagonistes qu'elle tend à équilibrer au sein d'une société donnée, qu'au caractère polymorphe qu'elle revêt selon la société qui la développe de manière forcément inédite.

Pour paraphraser le PDM, la Tunisie est arabe, maghrébine et africaine et c'est respecter son identité tunisienne que de chercher à comprendre pourquoi et en quoi sa culture méditerranéenne ne sera jamais tout à fait pareille à celle qui prévaut dans les autres pays riverains, et certainement en Europe.

mardi 4 octobre 2011

Élections tunisiennes : l'alliance des contraires

Comme toute société, la Tunisie, même limitée à Tunis, apparaît plus complexe et hétéroclite à mesure que l'on s'en approche, que l'on entend les individualités s'exprimer et les contradictions se préciser.

Ce pays habitué aux touristes (généralement peu regardants quant aux conditions politiques qui rendent leur séjour ensoleillé possible, où que ce soit) entrevoit dans la démocratie à venir, tant la promesse d'une nouvelle liberté, que d'une égalité plus manifeste entre les Tunisiens (le peuple, par opposition à la clique de l'ancien dirigeant), qu'une voie vers la prospérité économique - à commencer par le retour franc et massif des touristes.

Dès l'aéroport de Tunis - Carthage, à la question de savoir comment est actuellement la situation dans le pays, après l'agitation de la révolution et en cette période pré-électorale, le taximan d'environ 35 ans, tente de vous rassurer comme le ferait tout bon commerçant : « La situation est à 80 % calme ! » Or, tout le monde sait que le calme est bon pour les affaires, et le touriste est avant tout un partenaire commercial (justement un peu rare, en cette année troublée), au-delà d'une certaine idée de la démocratie qu'il véhicule un peu par défaut, comme Occidental.

Employé de l'hôtel, qui pourrait être le père du taximan, Ali considère, en fait de « calme », que « rien n'a changé en dix mois, depuis la révolution », ne fut-ce que parce que le système Ben Ali est toujours en place et que « les voleurs » sont toujours actifs. Pointant indirectement le fait qu'à l'évidence, il y a toujours deux temps entre le temps politique (parfois brutal) du changement et celui des mentalités (qui peut prendre une génération, voire davantage).

A contrario, Karim, un autre taximan, se veut positif quant à l'avenir politique qui suivra les élections, y compris à l'endroit des islamistes, dont il pense que s'ils devaient atteindre le pouvoir, ils ne poseraient pas de problème... au tourisme, car « un touriste reste un touriste » - tenue vestimentaire allégée comprise ! Le pragmatisme économique, là encore, l'emporterait donc largement sur les impératifs religieux. Les islamistes auraient l'avantage d'une certaine rigueur dans la gestion du pays, tout en ne touchant pas fondamentalement à ce qui reste la principale ressource de la Tunisie. Un pays qui resterait « proche », donc, comme un autre système nous le vendait il n'y a pas si longtemps.

Du côté des jeunes femmes, par contre, la vision semble plus nuancée et à tout le moins plus préoccupée, tant il est vrai qu'une fois que la religion se mêle de l'état, ce sont généralement les femmes dans leur ensemble qui ont à en subir les conséquences, primaires et secondaires. Or, les islamistes (au sein desquels on note des dissidences à partir du principal parti Ennahadah) font clairement monter les enchères à l'endroit des femmes, ce, qu'ils tentent d'imposer individuellement le port du niqab à certaines en faisant pression ou qu'ils tentent d'inclure cette question religieuse dans le débat relatif aux élections et au sein de la société, amenant certains à regarder soudain d'un autre oeil des cheveux féminins qui n'ont plus posé problème à personne depuis des décennies, en Tunisie.

Un trait essentiel semble tout de même réunir la plupart des Tunisiens, dont l'unanimité révolutionnaire, vue d'Europe, se double tout de même d'une profusion paradoxale de partis politiques (plus d'une centaine, à ce jour !) : plus rien ne sera comme avant, puisque la révolution a chassé Ben Ali et que les Tunisien-nes n'accepteront d'aucun pouvoir, élu ou non, un retour en arrière ou une simple variante de ce dont ils ne voulaient plus, jusqu'à le payer de leur vie, pour certains d'entre eux. Les blindés toujours présents sur l'avenue Bourghiba, devant le ministère de l'Intérieur (et l'Ambassade de France, un peu plus haut), lui-même cerné de barbelés et de soldats en arme, sont sans doute là pour le signifier. Reste à voir pour se protéger de qui.